Journal Partagez vos données personnelles pour une concurrence plus parfaite !

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25
9
déc.
2016

Cher nal,

J'ai récemment déménagé et ai dû ouvrir un compte auprès d'un fournisseur d'énergie, au tarif réglementé puisque c'est ma préférence. Peu de temps après, je reçois un e-mail m'indiquant que si je ne m'y oppose pas sous 30 jours, ce fournisseur partagera mes données personnelles avec tous les autres, afin « d'assurer les conditions d'une concurrence effective entre ses offres et celles des autres opérateurs, en fonction de leurs mérites propres. » J'avoue qu'au début j'ai cru à un spam : un gros bouton « cliquez ici » au milieu, utilisant une MX d'une boîte qui ressemble bien à du gros marketing de merde (http://www.cabestan.com/), mais bon, pas de bizarrerie de domaine étrange, c'est bien le bon, et il y a même une signature DKIM…

Le message donne la raison de cette demande : la décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014 de l'Autorité de la concurrence http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/14mc02.pdf (sans le lien, histoire que Google nous trace bien, hein). Ha, je n'en avais jamais entendu parler, allons voir : c'est un peu long, mais je vous conseille de le lire, parce que quand même j'avoue que ça m'a bien troué le cul, d'où ce journal. Attention, si le néo-libéralisme vous donne des boutons, arrêter-vous ici sinon vous allez faire une crise aiguë.

Cette décision est issue d'une plainte de Direct Énergie, qui reprochait en 2014 à Engie d'avoir un avantage concurrentiel grâce à sa base de données client provenant de la vente de contrats à tarif réglementé. Ces tarifs réglementés sont encore en place malgré une procédure d'infraction engagée par la Commission européenne en 2006, et un avis (n° 13-A-09) défavorable de l'Autorité de la concurrence, qui recommande de les supprimer. On constate donc que Direct Énergie est tout à fait en phase avec les grands décisionnaires actuels, et que le pauvre peuple n'est même pas au courant du miracle possible de la concurrence puisque « seuls 55% des consommateurs de gaz savent qu’ils peuvent changer de fournisseur, et plus d’un tiers des petits consommateurs ignorent qu’ils peuvent revenir aux TRV [Tarifs Réglementés de Vente] après avoir opté pour une offre de marché. » Cette dernière possibilité ayant quand même dû être âprement débattue à l'assemblée, car il me semble qu'en première version, ça n'était pas possible du tout, de mémoire. En tous cas, « cette ignorance est susceptible d’affecter la capacité des consommateurs à faire des choix rationnels pour optimiser leur facture de gaz et d’électricité en faisant jouer la concurrence, » car oui mesdames et messieurs, si vous n'êtes pas l'acteur parfaitement informé et lucide, faisant des choix rationnels — prémices de toute théorie libérale de l'économie —, et bien vous êtes vraiment des cons !

Pis, « la base de données clientèle aux TRV de GDF Suez n’apparaît donc pas reproductible par les concurrents, à des conditions financières raisonnables et dans des délais acceptables. » Les pauvres, il va bien falloir les aider, car en plus, « le taux de pénétration des opérateurs alternatifs nouveaux entrants sur les clients résidentiels, tous types d’offres confondus, n’est que de 5 % et de 22% sur les seules offres de marché ». La Commission de Régulation de l'Énergie (CRE) et le médiateur de l'énergie avaient — après l'avis le l'Autorité n° 13-A-09 cité plus haut — fait une comparaison de prix qui « permettait de mettre en évidence le fait qu’un consommateur résidentiel pouvait réaliser jusqu’à 450 € d’économie sur sa facture annuelle de gaz » ! On croirait une publicité à la télévision ; bien sûr les manipulations de prix genre on fait un joli prix d'appel pour mieux coincer les consommateurs après sont impossibles, hein. On lit par la suite tout un argumentaire (toujours issu de l'Autorité, ce ne sont pas les arguments des parties) sur leur incompréhension quand on compare tous les concurrents à Engie qui sont souvent moins chers, que le coût de l'énergie a fortement augmenté depuis 2007 et les consommateurs devraient plus s'en préoccuper, que c'est paradoxal que les ménages en précarité énergétique préfèrent prendre la subvention du gouvernement sans changer de fournisseur plutôt que d'aller voir un moins cher, et que tout ça doit donc être une conspiration de l'opérateur historique contre ces nouveaux entrants (paragraphe 233 et 245, ce dernier critiquant un soit-disant « réflexe durable » de préférence de l'opérateur historique, qui est une aberration anti-libérale qu'elle se doit d'anéantir). L'apothéose, c'est quand l'Autorité avance que la « préférence durable pour les offres de l’opérateur historique crée un risque immédiat pour les consommateurs compte tenu de l’importance qu’a prise la dépense énergétique dans leur budget, notamment pour les plus vulnérables d’entre eux. » Oui, l'Autorité veut sauver la veuve et l'orphelin grâce à la main magique du marché. Elle continue : « l’ignorance de l’existence d’une véritable compétition en ce domaine crée une véritable “ perte de chance ” pour eux, compte tenu des gains économiques importants qu’ils pourraient attendre d’une offre plus compétitive, y compris pour une seule saison. » Pourquoi n'avez-vous pas saisi la chance de changer d'opérateur à chaque saison pour avoir le meilleur prix ? N'est-vous pas vraiment trop cons ? (surtout « à l'approche de l'hiver [2014] », il y a « urgence d'une action » ; on va faire pleurer dans les chaumières)

Bref, si Direct Énergie va mal, c'est uniquement la faute d'un défaut de concurrence puisque le consommateur n'a aucune raison de ne pas les choisir eux, puisque leurs offres sont parfaitement substituables (paragraphe 274) et moins chères. Rappelez-vous, c'est votre seule raison de vivre, de choisir le moins cher. Économisez de l'argent, ayez confiance, venez chez nous ! Et tout ça parce qu'à l'origine, ce que fait Engie constitue « des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE [Traité de Fonctionnement de l'Union Européenne]. » Sans commentaire.

Et donc l'Autorité a tranché : dans le premier article de sa décision, elle enjoint Engie à donner « un accès à certaines des données figurant dans les fichiers des clients ayant un contrat de fourniture au tarif réglementé de vente de gaz, dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires », ces données étant les noms, prénoms, adresses (facturation et consommation), téléphone, profil de consommation et consommation annuelle de référence, avec une référence de votre point de raccordement au réseau. Génial, la concurrence a gagné !

À propos de concurrence, regardons comment ça se passe sur le site de comparaison des offres évoqué plus haut : http://comparateur-offres.energie-info.fr/. Après avoir été tracké par Xiti et Google, une personne sans problème d'accessibilité (regardez le JS source…) pourra se voir offrir une palanquée de contrats où elle choisi de souscrire à à des prix garantis pour X années. Combien de temps vaut-il mieux choisir ? Et bien c'est le jeu, à vous d'essayer, peut-être que ça sera bien, peut-être pas, c'est comme au casino ! En fait, ce sont typiquement des contrats dans le genre de ceux qu'on joue en bourse, sur lesquels on garantie des « rendements » sur X années. Vous êtes ainsi tout à fait intégré dans le monde financiarisé moderne ! N'êtes-vous pas content de participer à la concurrence libre et parfaite ?

Pour finir, et expliquer un peu mieux le titre de mon journal, je voulais savoir de qui émanait ce genre de décision : le président de l'Autorité de la concurrence à l'époque s'appele Bruno Lasserre https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Lasserre. Ancien de l'ENA, on dirait qu'il a fait du libéralisme supérieur sa raison de vivre. Il co-dirige aujourd'hui l'International Competition Network http://www.internationalcompetitionnetwork.org/, mais avait peu avant de quitter ses fonctions à l'Autorité publié une étude intéressante, sur les données et leurs enjeux pour l'application du droit de la concurrence : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=629&id_article=2769 Je ne l'ai pas encore lue, mais le résumé indique que la collecte massive actuelle de données personnelles leur pose des questions, et celles-ci s'orientent bien sûr vers le fait que pour avoir toujours plus de concurrence, il va falloir se demander si les données sont « facilement accessibles par les concurrents », etc. Je sens que ça va me plaire.

  • # Retour aux Tarifs Réglementés de Vente

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 10.

    « seuls 55% des consommateurs de gaz savent qu’ils peuvent changer de fournisseur, et plus d’un tiers des petits consommateurs ignorent qu’ils peuvent revenir aux TRV [Tarifs Réglementés de Vente] après avoir opté pour une offre de marché. » Cette dernière possibilité ayant quand même dû être âprement débattue à l'assemblée, car il me semble qu'en première version, ça n'était pas possible du tout, de mémoire.

    C'était même mieux que ça, si l'ancien souscripteur n'était plus aux TRV, le nouveau contrat (dans le cas d'un changement de locataire, ou changement de propriétaire) ne pouvait pas revenir non plus aux TRV.

  • # Et la pub?

    Posté par  . Évalué à 10.

    Ce qui est beau, c'est qu' on n'a jamais été autant envahi de pubs, mais que ces boites n'ont pas trouvé comment en faire.

    Cela dit pourquoi s'emmerder si les potes bien placés décident de leur filer directement les fichiers clients?

    Moi je propose qu'on aille plus loin:

    "Nous apprenons à l'instant la plainte d'un Prince Kényan qui voudrait pouvoir proposer une concurrence loyale à son compétiteur le Prince du Nigéria sur les produits financiers d'évacuation de fortune familiale via la France et moyennant des sommes substantielles destinées à fluidifier le processus. Le Prince du Nigéria, considérant l'énorme base qu'il s'est construit à travers les années, devra donc remettre la liste des adresses emails qui ne renvoient pas d'erreur en indiquant également qui est tombé dans le panneau en versant combien afin que tous les autres Princes du monde puissent eux aussi démarcher les pigeons dans une concurrence juste et équitable."

  • # Capitalisme de connivence

    Posté par  . Évalué à 5.

    Amusant d'accuser le néo-turbo-libéralisme quand l'intervention d'un agent de l'état en faveur ou défaveur d'une entreprise, appelé capitalisme de connivence, est considéré comme une catastrophe pour les libéraux…
    http://www.contrepoints.org/2016/03/03/241445-le-capitalisme-de-connivence-finit-mal-en-general

  • # UFC-Que Choisir

    Posté par  . Évalué à 10.

    L'UFC-Que Choisir lance un appel d'offre de temps en temps pour un contrat de fourniture d'énergie à conditions et prix négociés. Les consommateurs peuvent s'inscrire et opter pour le contrat s'il le souhaitent. L'idée est que les conditions sont avantageuses pour le consommateur, l'entreprise gagne quant à elle plusieurs milliers de clients d'un coup. Les contancieux doivent aussi passer en conciliation avec l'UFC avant d'aller en justice. Après la première campagne, l'UFC avait annoncé un nombre très bas de conflits, ce qui est un avantage pour les deux parties. Il ne le semble pas avoir lu que Direct Énergie ait gagné cet appel d'offres. Ça ne doit pas les intéresser de gagner ces clients là.

    Cette signature est publiée sous licence WTFPL

  • # Concurrence et autorité de la concurrence

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 5.

    Quoi de surprenant que l'autorité de la concurrence tente de favoriser sa raison d'être ? Il faudrait peut-être plutôt lui adjoindre un contre-poids, telle qu'une autorité de la conservation du service public ?
    De plus rien de surprenant à ce que les directives de l'UE poussent à la concurrence totale, la mise en marché de tout ce qui existe dans l'UE étant le cœur de la doctrine de la commission depuis pas mal de temps déjà.

    • [^] # Re: Concurrence et autorité de la concurrence

      Posté par  . Évalué à 10.

      Il faudrait peut-être plutôt lui adjoindre un contre-poids, telle qu'une autorité de la conservation du service public ?

      Pas le droit… Si, si… la France est signataire de l'AGCS

      Ce type de "mise en concurrence" fait partie de la privatisation des services publics et leur destruction (mon avis)
      Posez juste la question aux postiers, et pourquoi la "Direction" cherche tant à la rendre "rentable"…

      Ça me rappelle l'époque où ils ont privatisé EDF, justement. À l'époque il y avait des "spots publicitaires" où tu voyais un type lambda (symbolisant un "petit actionnaire") qui s'extasiait devant un barrage électrique :
      "C'est à moi" qu'il disait… Bah ouais, c'était à toi avant que l'État le vende au plus offrant…

      Celui qui pose une question est bête cinq minutes, celui qui n'en pose pas le reste toute sa vie.

      • [^] # Re: Concurrence et autorité de la concurrence

        Posté par  . Évalué à 1.

        Ça me rappelle l'époque où ils ont privatisé EDF, justement. À l'époque il y avait des "spots publicitaires" où tu voyais un type lambda (symbolisant un "petit actionnaire") qui s'extasiait devant un barrage électrique : "C'est à moi" qu'il disait… Bah ouais, c'était à toi avant que l'État le vende au plus offrant…

        Ben, si c'était un actionnaire, c'était effectivement à lui (et l'État n'a pas pu vendre les parts du-dit petit actionnaire).

        Après, si par "actionnaire" tu sous-entends "contribuable", c'est une autre histoire…

  • # La version pour les nuls

    Posté par  (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 2. Dernière modification le 12 décembre 2016 à 21:03.

    Désolé mais j'ai pas tout compris.

    Je ne suis responsable de ma facture d'énergie que depuis quelques temps, et je confesse être mal renseigné sur le fonctionnement de ce marché. J'ai beau lire et relire ton journal, je n'ai pas compris en quoi la base de données client d'Engie lui confère un avantage sur ses concurrents. Pour les démarcher ? Pour leur proposer un meilleur prix ? Si ces clients-là paient le tarif réglementé, Direct Energie peut déjà estimer leurs dépenses et ajuster son offre en fonction. Je veux dire, est-ce que France Telecom a été contraint de transmettre les consommations de ses clients Internet à AOL et Cegetel dans les années 1990 ? Je dis peut-être des énormités mais j'aimerais comprendre de quoi il est question exactement ici.

    • [^] # Re: La version pour les nuls

      Posté par  . Évalué à 2.

      Une piste : dans les années 1990, les télécoms et l'énergie étaient des monopoles d'état en France. Donc pas de concurrence.

      ⚓ À g'Auch TOUTE! http://afdgauch.online.fr

    • [^] # Re: La version pour les nuls

      Posté par  . Évalué à 9.

      L'intérêt principal du fichier client d'EDF et GDF (désolé, leur nouveau nom est tellement ridicule que ça rejaillirait sur mon propos de l'utiliser), c'est de pouvoir identifier la ligne à partir d'un nom ou d'une adresse.
      Pour mémoire, l'identifiant unique d'un point d'abonnement EDF ou GDF s'appelle point de livraison (PDL) ou point de comptage et d'estimation (PCE, ça c'est pour le gaz). C'est ce numéro à 14 chiffres, qui n'est pas écrit sur le compteur (!), qu'il faut théoriquement donner pour s'abonner à un fournisseur d'énergie. L'adresse, le nom de l'ancien occupant, … ne sont pas valables, c'est le PDL qu'il faut. EDF et GDF, avec leur fichier client, peuvent aisément retrouver ce PDL à partir de ces informations. Les autres fournisseurs ne le peuvent pas, sauf si l'ancien occupant, par chance, était client chez eux.
      Ainsi, si vous emménagez dans un logement et que vous voulez vous abonner chez Direct Énergie, il vous faudra trouver le PDL et le PCE. Essayez un peu de demander au propriétaire ou à l'ancien locataire, pour voir la tête qu'ils vous feront. Par contre, pour vous abonner chez EDF/GDF, il suffit d'appeler et de donner quelques informations parcellaires, et ils pourront établir l'abonnement.

      Peut-être que ce que je raconte a déjà changé, n'ayant pas été confronté au problème depuis quelques années. Lors de mon déménagement récent, Direct Énergie a pu trouver les PDL et PCE à partir de l'adresse.

      Le fonctionnement est le même pour l'ADSL, sauf que cette fois-ci tous les fournisseurs ont accès à la base France Télécom. L'identifiant cette fois-ci s'appelle ND (numéro de désignation) - parfois NDI lorsque la ligne est inactive - et il ressemble à un numéro de téléphone. Et là, bon courage pour le retrouver, car il n'apparaît pas sur la facture. Par chance, tous les fournisseurs peuvent le retrouver (avec plus ou moins de succès) en faisant des recherches dans la base France Télécom.

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