Logicomix est ce qu'on appelle un roman graphique. Cette dénomination est un peu étrange et on ne peut s'empêcher de se dire qu'elle a été inventée pour que certaines œuvres échappent à la dénomination jugée infamante de "bande-dessinée". On réservera donc ce terme, assez subjectif, à des BD complexes et longues, visant un public d'adultes. Parmi ce gratin de la bande-dessinée on trouve par exemple d'incontournables chef-d'œuvres comme "Maus" ou encore "Persepolis".
Mais Logicomix n'est pas un roman graphique comme les autres. En fait c'est un véritable ovni scientifico-littéraire dessiné !
Les pères du scénario de Logicomix sont Apostolos Doxiadis (l'auteur du roman "Oncle Petros et la Conjecture de Goldbach") et Christos Papadimitriou (professeur d'informatique théorique à l'université de Berkeley).
L'idée est de raconter l'histoire de la quête des fondements des mathématiques qui s'est déroulée entre la fin du dix-neuvième siècle (Cantor) jusqu'au début de la seconde guerre mondiale (avant les travaux de Turing et Von Neumann).
Ce récit se déroule en suivant la trajectoire intellectuelle et personnelle du mathématicien-philosophe Bertrand Russell. Au début du livre celui-ci donne une conférence aux États-Unis devant des pacifistes opposés à l'entrée de leur pays dans la guerre contre Hitler. Russell choisit de leur parler du "Rôle de la logique dans les affaires humaines".
Ce fil conducteur est utilisé par les auteurs pour retracer, sous forme de flash-back, les rencontres de Russel avec tous les mathématiciens et logiciens qui ont travaillé sur ce glorieux problème: Fonder rigoureusement les mathématiques sur le socle inattaquable de la logique.
Défilent donc Cantor et ses ensembles, Boole et son étrange algèbre, Frege et ses symboles logiques, la controverse Poincaré-Hilbert sur le rôle de l'intuition lors du congrès de Paris en 1900, le travail de Russell et Whitehead sur les Principia Mathematica, les interrogations de Wittgenstein sur le langage, la révolution provoquée par Gödel avec ses théorèmes d'incomplétude, etc.
Le récit est entrelacé par des courtes scènes auto-référentielles ou les deux auteurs du roman graphique ainsi que les membres de l'équipe graphique discutent de leur travail. Ils analysent les options choisies, se disputent pour mettre en avant certains aspects par rapport à d'autres et expliquent des points techniques.
Pour un profane le sujet de Logicomix peut sembler terriblement aride. Est-ce que ça vaut vraiment le coup de lire un tel récit, sans doute atrocement abscons, sur les fondements logiques des mathématiques ? Et la forme du roman graphique est-elle vraiment adaptée à une telle vulgarisation scientifique ?
Pour moi, qui vient juste de finir l'édition française sortie chez Vuibert, la réponse à ces questions est un "oui" enthousiaste !
Les auteurs et graphistes ont réussi avec Logicomix quelque chose de vraiment incroyable. Le récit, comme l'explique Apostolos à Christos dans plusieurs scènes, s'attache aux personnages de cette quête intellectuelle et c'est par ce biais qu'il distille ses connaissances.
Le dessin, de l'école de la ligne claire, est agréable et l'exposition de la quête est facile à suivre...mais à la fin on s'aperçoit qu'on a absorbé beaucoup de choses (et un "carnet de note" final explique plus à fond les sujets abordés).
Évidemment un lecteur qui connaît déjà ces questions, même d'assez loin en ayant seulement lu des livres de vulgarisation, n'apprendra pas grand chose de nouveau. Mais l'exposition est de bonne qualité et la forme choisie est vraiment attrayante.
J'ai été aussi un peu déçu que le livre n'aille pas plus loin (temporellement) dans son récit et n'évoque pas vraiment Turing et Von Neumann. Mais finalement on comprend qu'il s'attache seulement à raconter la naissance de la logique mathématique. L'ordinateur n'est qu'un rejeton de cette nouvelle discipline et le mentionner, seulement en passant et à la fin, souligne en fait encore plus l'importance des travaux des chercheurs présentés dans Logicomix et leur postérité.
Le livre est parfois drôle, il est souvent poignant (la passion aux limite de la folie qui anime ces chercheurs, l'entrelacement final avec l'Orestie d'Eschyle) et les auteurs ont à mon avis réussi leur pari improbable de façon absolument magistrale.
Logicomix a été traduit dans de nombreuses langues et s'est avéré, de façon très étonnante, un succès retentissant. Un site web a été mis en place pour présenter l'équipe et son travail. Vous pouvez aussi, du moins si vous avez Flash, feuilleter une vingtaine de pages du roman graphique sur ce site.
Le dernier numéro de la revue "La Recherche" (juin 2010) parle également du livre et publie six planches et un article de Vincent Duclert. Peut-être est-ce parce qu'il est historien et travaille à l'EHESS mais j'ai trouvé qu'il insistait trop sur le côté philosophique de récit et ne parlait pas assez du fond qui est quand même la quête pour trouver les fondements des mathématiques et la naissance de la logique mathématique.
En tout cas il est d'accord pour qualifier le roman "d'exceptionnelle réussite" !
Certes ce journal peut sembler outrageusement publicitaire mais franchement j'ai eu un coup de coeur en lisant Logicomix. Ce n'est pas si souvent qu'on peut lire un livre aussi original et enrichissant (et alors quand c'est une BD c'est encore plus rare). J'invite donc les DLFPiens s'intéressant au sujet à aller sur le site pour lire la présentation et éventuellement se procurer le livre.
# roman graphique
Posté par imr . Évalué à 8.
Ce terme vient des USA où il a été créé pour désigner les BDs d'inspirations européennes par rapport aux comics américains qui sortent en série de courts épisodes mais dont l'histoire générale ne finit souvent jamais.
Donc ce n'était pas infamant mais plutôt pour préciser une différence de nature. Un peu comme série/téléfilm pour la télé.
[^] # Re: roman graphique
Posté par imr . Évalué à 3.
[^] # Re: roman graphique
Posté par Mikis . Évalué à 2.
[^] # Re: roman graphique
Posté par imr . Évalué à 2.
Trade paperback of Will Eisner's A Contract with God (1978), one of the first books marketed as a "graphic novel", although the concurrent hardcover edition did not carry that label.
Je parie pour le service marketing de la boite. Et encore, je parie pas beaucoup.
# Autre avis
Posté par koxinga . Évalué à 5.
# Génial
Posté par Olivier (site web personnel) . Évalué à 1.
Doxiadis m'avait déjà contribué à mon intérêt pour les maths avec l'Oncle Petros, et maintenant il revient sur une autre question qui me passionne.
J'ai rarement lu un livre aussi original, tant dans le sujet que dans la forme. Ca fait aussi commentaire coup-de-pub, mais vraiment cette BD en vaut la peine !
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